Bavardages sur la Chine continentale, Taïwan et héritages géopolitiques : tensions, ruptures et continuités
L’histoire moderne de la Chine est marquée par une suite de bouleversements géopolitiques, de conflits idéologiques, et de tensions identitaires, dont le rapport à Taïwan constitue à la fois un symptôme et un catalyseur. Depuis le XIXᵉ siècle, la Chine a dû affronter les agressions impérialistes, l’humiliation coloniale, une guerre civile dévastatrice et une révolution idéologique radicale. Dans ce contexte, Taïwan est devenue bien plus qu’une île : un refuge pour les nationalistes, un laboratoire de développement capitaliste, et aujourd’hui un point nodal des tensions sino-américaines.
Ce texte propose une traversée chronologique et analytique de ces événements majeurs, en soulignant les continuités, les fractures et les recompositions qui ont forgé deux régimes, deux récits, mais une même matrice civilisationnelle.

I. La Chine face aux puissances impérialistes (XIXᵉ – début XXᵉ siècle)
Affaiblie au XIXᵉ siècle par des guerres civiles, un retard technologique, une agriculture dépassée, une industrie moribonde et une armée en déclin, la Chine devient la proie des ambitions impérialistes. La Russie, l’Allemagne, et surtout le Japon imposent leur domination par les armes et à travers une série de traités profondément inéquitables. La première guerre sino-japonaise (1894–1895) marque un tournant décisif. Le traité de Shimonoseki, qui en scelle l’issue, impose à la Chine :
- L’ouverture de plusieurs ports au commerce et à l’exploitation japonaise ;
- L’abandon de sa suzeraineté sur la Corée ;
- La cession de Taïwan et d’une partie de la Mandchourie.
Taïwan, placée sous domination japonaise durant un demi-siècle, fait l’objet d’une politique de japonisation systématique : suppression de la langue chinoise, expropriations, incitations à l’exil des Han, répression culturelle, voire épuration ethnique. Ce traité inégal demeure une humiliation vive dans la mémoire collective chinoise.
II. Guerre sino-japonaise, résistance et guerre civile (1937–1949)
L’invasion japonaise de 1937 provoque une résistance inédite, incarnée par deux forces antagonistes mais unies face à l’ennemi commun :
- L’armée nationaliste de Tchang Kaï-chek, héritière de la révolution républicaine de 1911, active surtout dans les centres urbains ;
- L’armée communiste de Mao Zedong, enracinée dans les campagnes et portée par le soutien populaire.
L’Armée populaire de libération, issue du monde rural, gagne en prestige par sa proximité avec les paysans qu’elle protège. À l’inverse, les exactions commises par les troupes nationalistes contre les civils érodent leur légitimité.
Après la capitulation japonaise en 1945, la guerre civile reprend. Les États-Unis soutiennent les nationalistes, tandis que l’URSS, méfiante envers les « paysans communistes », tente sans succès de rapprocher les deux camps. Elle est reconnue comme puissance victorieuse et obtient, grâce au soutien américain, un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU au nom de la République de Chine.

III. Taïwan, refuge nationaliste et genèse du « schisme chinois »
Repères chronologiques clés :
- 1945 : Restitution de Taïwan à la Chine après la capitulation japonaise.
- 1949 : Défaite des nationalistes qui se réfugient à Taïwan avec 2 millions de militaires, cadres, civils, ainsi que les réserves d’or et les trésors nationaux. Taïwan, peuplée alors de 6 millions d’habitants majoritairement Han, devient le centre de la République de Chine.
- 1952 : Le Japon reconnaît officiellement la restitution de Taïwan à la Chine.
- 1953 : Fin de la guerre de Corée.
- 1958–1960 : Grand Bond en Avant, désastre économique et humanitaire majeur (26 millions de morts).
- 1964 : La France reconnaît la République populaire de Chine comme seule Chine légitime.
- 1966–1976 : Révolution culturelle (20 millions de morts).
- 1971 : La RPC remplace Taïwan à l’ONU.
- 1972–1973 : Rapprochement sino-américain, levée des sanctions et visite de Nixon.


IV. Deux Chine, deux visions : entre idéologie, exil et survie
Le retrait des nationalistes à Taïwan inaugure une dualité durable : une seule Chine, deux régimes
- La République populaire de Chine, fondée par Mao, suit une voie communiste révolutionnaire.
- La République de Chine (Taïwan), dirigée par le Kuomintang, revendique l’héritage républicain de Sun Yat-sen (1866–1925), père de la fin de la féodalité chinoise.
Dans le contexte de la guerre froide et de l’endiguement du communisme, les États-Unis soutiennent Taïwan politiquement, économiquement et militairement. L’île devient un atelier de montage pour l’économie américaine ; des industries polluantes comme Formosa Plastics y sont implantées, et la culture occidentale s’y diffuse, notamment via les marines de la 7ᵉ flotte du Pacifique.
L’aide américaine, conjuguée à l’arrivée de réfugiés hautement qualifiés, à des réformes agricoles audacieuses et à une volonté collective farouche, propulse Taïwan au rang de puissance technologique mondiale. Le taux d’alphabétisation atteint 100 % dès 1980, et TSMC devient un acteur clé dans l’industrie mondiale des semi-conducteurs.
En 1985, lors d’une visite du Crédit Lyonnais Taipei, le président de TSMC, ingénieur issu d’une grande université américaine et s’exprimant en mandarin continental, confie : « Les peuples qui mangent avec des baguettes réussissent mieux dans l’électronique que ceux qui mangent avec des fourchettes. » Un clin d’œil à la théorie simple des avantages comparatifs de Ricardo, parfois oubliée aujourd’hui.

V. Tchang Ching-kuo : du trotskisme à la démocratie taïwanaise
Fils de Tchang Kaï-chek, Tchang Ching-kuo (1910–1988) incarne la complexité des trajectoires chinoises. Formé en URSS (1925-1937), russophone, ancien trotskiste marié à une Russe, il est chargé en 1949 du transfert des réserves d’or et des trésors nationaux de la Chine vers Taïwan. Il ordonne de sanglantes purges anticommunistes.
Au cours de sa présidence, entre 1978 et 1988, il amorce la démocratisation de Taïwan. Sous son autorité, le Kuomintang jette les bases du pluralisme politique. Une trajectoire singulière où se mêlent autoritarisme, modernisation et ouverture.

VI. Mao, l’URSS et l’ambition d’autosuffisance
En 1949, les États-Unis imposent un embargo strict et total sur la Chine communiste, qui durera pendant 25 ans.
Ostracisée par l’Occident, en rupture avec l’URSS, la Chine maoïste adopte une ligne radicale pour exister face au géant soviétique. L’isolement du régime maoïste sera total. Le régime survivra à cet isolement à la fois économique et politique, au prix de millions de victimes.
Le Grand Bond en Avant (1958) tourne à la catastrophe. Reposant sur des techniques mal assimilées mises en œuvre par une population peu alphabétisée, les choix hasardeux de planification entraînent une famine meurtrière. Cet orgueil fera 26 millions de victimes. Le régime, pourtant, reste en place.
De cette tragédie, la RPC apprendra à élaborer des plans quinquennaux rigoureux et terriblement efficaces.

VII. Guerre de Corée et ambitions nucléaires
Pendant la guerre de Corée (1951–1953), la Chine, sans statut diplomatique, affronte directement les forces américaines.
Les menaces atomiques des États-Unis contre la Chine (Manchourie) et la Corée du Nord poussent Pékin à développer sa propre bombe H, obtenue dès 1967. Ce contexte éclaire la persistance des ambitions nucléaires nord-coréennes.
La proximité historique, culturelle et économique entre la Chine et la péninsule coréenne favorise des liens stratégiques avec la Corée du Nord, mais également avec la Corée du Sud. À partir de 1980, la Chine bénéficie massivement des délocalisations taïwanaises et sud-coréennes. L’industrie navale, quasi inexistante pour des raisons historiques, devient un secteur majeur à l’échelle mondiale. Ces deux pays ont certainement contribué à la montée en puissance de la Chine.
Elle apprend de Hong Kong et de Singapour les ressorts de la finance international ; les marchés de capitaux de Shanghai et Shenzhen sont créés en 1990, consolidant un capitalisme à la chinoise.
L’apprentissage s’est fait aussi avec ses voisins asiatiques. Les relations restent complexes entre une Chine « communiste » et le bloc de pays asiatiques sous influence occidentale.

VIII. Révolution culturelle : le chaos comme levier de pouvoir
La Révolution culturelle (1966–1976) est une période de violence idéologique intense, dans un monde lui-même en ébullition (1968 en France). Mao mobilise la jeunesse, transformée en Gardes rouges, pour affaiblir les élites tentées par un rapprochement à la soviétique avec l’Occident. L’URSS, fascinée par l’opulence occidentale, est alors qualifiée de « bourgeoisie révisionniste ».
Apparaissent alors les sinistres camps d’internement pour intellectuels et cadres expérimentés. L’économie et le système de santé sont totalement désorganisés. Le bilan est estimé à 20 millions de victimes.
Xi Jinping, alors adolescent, est lui-même envoyé en rééducation après l’arrestation de son père, ancien compagnon de Mao. Cette expérience marquante forge probablement une part de son ethos politique, et aura pesé dans son accession au pouvoir en 2012.
La mise à l’écart de Jack Ma, PDG d’Alibaba, flamboyant à ses débuts, peut se lire à la lumière de cette logique de recentrage idéologique et comportemental, valorisant des élites plus conformes à une éthique confucéenne. Sa période de « rééducation » achevée, il devient désormais (réunion avec Xi le 18/02/2025) le chef de file de l’industrie technologique. Le binôme Jack et Jinping jouera un rôle central dans la mise en œuvre du XVe plan quinquennal (2026–2030).
IX. De l’isolement à l’ouverture diplomatique (1971–1976)
En 1971, la RPC remplace la RC à l’ONU avec le soutien de nombreux pays du Sud, notamment africains, que la Chine avait appuyés durant sa période d’isolement. Cette diplomatie « Sud-Sud » demeure une composante essentielle de sa politique extérieure et explique la proximité actuelle avec de nombreux pays africains.
En 1972, trahissant la République de Chine, les États-Unis amorcent un rapprochement avec Pékin : levée partielle des sanctions, visite de Nixon en 1973. Cette ouverture, dictée par la volonté d’isoler l’URSS, marque une inflexion stratégique majeure dans la guerre froide.
Tandis que les dirigeants soviétiques s’apprêtaient à offrir, cœurs, corps, âmes et terres rares de l’Empire russe à l’Occident, les stratèges américains misaient sur les « misérables paysans chinois ». Pari gagnant : aujourd’hui, ce sont eux qui financent le train de vie américain.

Conclusion : résistances, ruptures et ambiguïtés
L’histoire contemporaine de la Chine et de Taïwan est marquée par la violence, l’exil, la rivalité idéologique et les recompositions géopolitiques. Deux régimes, deux récits, deux légitimités, mais un peuple commun – les Han – désormais engagés dans un affrontement où les intérêts économiques s’entrelacent.
Comme le déclarait le général de Gaulle en 1964 : « La Chine est une chose gigantesque. Elle est là. Vivre comme si elle n’existait pas, c’est être aveugle. »
Depuis la révolution de 1911, la Chine s’est constituée comme une synthèse vivante d’héritages confucéens, mongols, mandchous et marxistes. Le marxisme – concept et philosophie occidentaux – qui a séduit tant d’intellectuels et de peuples, fait désormais partie intégrante de l’ADN du Parti « communiste » chinois. À la mort de Mao, en 1976, le dragon chinois, ce mutant politique et civilisationnel, entre enfin dans la modernité du XXᵉ siècle.
Mais, dans l’astrologie chinoise, ce n’est pas le dragon qui ouvre le zodiaque : c’est la souris – la plus rusée.